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Yazid KHELOUFI,                                                                                                                                                  

une calligraphie concrète                                                                                                                                      

 par Georges A.Bertrand                                                                                                                                        

Écrivain historien de l’Art et spécialiste du Monde Musulman                                                                                                                                                        

Chercheur université de Limoge, France                                                                                                                                                                                          http://www.georgesabertrand.com/

 

                                                                                                                                                                                                      

La représentation figurée existe depuis toujours dans la civilisation musulmane, et les lettres dites ''arabes'' ont été utilisées à cette fin par tous les peuples les employant pour écrire en arabe, en farsi ou bien en urdu, pour prendre les langues les plus courantes.

Avec, toutefois, une différence avec les calligrammes tels que nous les envisageons en Occident qui sont en général des textes figurés écrits par leur auteur même. Dans la culture arabe (à savoir exprimée dans cette langue et non produite par telle ou telle ethnie), le calligraphe n’est pas, en général, l’auteur du texte qu’il écrit. Et, jusqu'à une époque très récente, on reproduisait des figures dont le texte et la forme leur correspondant avaient été définitivement fixés. Ce qui permet en passant d’affirmer que l’interdiction de la figuration humaine ou animale en islam n’est absolument pas un dogme. Seul Dieu n’est jamais représenté. Ses messagers non plus en général. Mais les animaux ou les humains le furent chez de nombreux peuples musulmans, poursuivant en cela des traditions qui étaient antérieures à l’apparition de l’islam.

 

Ce n'est qu’avec le contact entre les artistes de culture musulmane et ceux d’autres cultures, avec également le développement d’un certain individualisme, l'artiste cessant d'être, dans un sens, un artisan agissant au sein d'une communauté pour devenir un individu ayant sa propre démarche, que la calligraphie musulmane s’est métamorphosée, s’est renouvelée. Cela est, dans le monde arabe, le résultat de démarches personnelles d’artistes plus ou moins isolés, alors qu’en Iran, par exemple, c’est une démarche beaucoup plus générale et ancienne, pour une raison culturelle essentielle : l’importance, depuis des siècles, d’une école décorative née bien avant l’islam et qui s’est développée plus aisément que chez les peuples arabes avec l’arrivée de l’islam en raison de la dimension chiite de la religion musulmane pratiquée dans ce pays. En effet, la relation à l’image est beaucoup plus forte dans le monde chiite que dans le monde sunnite. Il suffit de voir en Iran ainsi que dans les autres régions à dominante chiite, les peintures murales montrant des êtres humains, des oiseaux, et autres créations dites « divines », ornant nombre de bâtiments, ainsi que les posters en vente sur les trottoirs des grandes villes et qui représentent les imams de la tradition chiite, principalement Ali et Husayn.

 

Yazid Kheloufi, artiste algérien, est à la limite de ces deux mondes car il a choisi, lui de culture sunnite, d’appuyer sa démarche artistique sur l’œuvre de plusieurs penseurs ayant à voir avec le monde perse. Ainsi, pour sa peinture, il s’est intéressé à la philosophie illuminative de Sohrawardi, né à Médie, dans le nord de la Perse, et mort à Alep, en Syrie en 1191, alors que pour ses calligraphies, il utilise les écrits de Abou Hayen el-Tawhidi, philosophe mystique, savant et poète d’origine arabe, puisque né à Bagdad, mais ayant vécu en Iran, à Shiraz, où il est mort au début du XIe siècle de l’ère chrétienne. A une époque où le repli sur soi, communautaire, identitaire, est si fort, un peu partout dans le monde, Yazid Kheloufi, lui, ne se sent bien que dans le dialogue, l’échange, la « confrontation » source de création. 

 

Éduqué dans une école coranique, et,donc, très jeune, mis en contact avec la lecture, celle du Livre sacré, bien sûr, mais également avec l’écriture, puisqu’une de ses activités était de s’exercer à recopier les versets du Coran, Yazid Kheloufi a très vite compris qu’il aimait « regarder », admirer les courbes, parfois les couleurs, des lettres arabes, leur variété et, peut-être même découvrir les liaisons secrètes entre ces formes et le sens souvent mystérieux des mots ainsi rendus visibles par l’encre répandue sur le papier.

Certes, les œuvres de ses premières années d’artiste furent essentiellement picturales, mais il savait depuis longtemps qu’il était fait pour l’écriture, non pas pour le recopiage à l'infini des mêmes graphismes figés, qui amène la sclérose et donc la mort de la calligraphie, mais pour une création qui ne soit pas détachée du passé, mais, au contraire, issue de celui-ci. Il lui fallait abandonner les formes épuisées pour redonner vie au fonds infini des textes en langue arabe, créer de nouvelles manières d’en arranger les lettres pour mêler par la beauté le sens des textes, philosophiques, scientifiques, ou même érotiques au mystère poétique qu’ils inspirent. Et les créer sur de nouvelles matières, l’argile par exemple. Cette liberté créatrice retrouvée a permis à Yazid Kheloufi d’être en harmonie avec la liberté qui était celle du monde musulman lors de sa grandeur. Nous n’en voulons pour preuve que ce texte de Tawhidi, daté de 969, et extrait de  De l’octroi de la jouissance et de l’exercice de la convivialité, ouvrage dans lequel notre calligraphe a tiré l’ensemble des textes qu’il a écrit, et qui préfigure les poèmes des grands poètes persans que furent Hâfez ou Omar Khayyam :

 

« Voici mes plaisirs: la sécurité ; la santé ; tâter les rondeurs lisses et brillantes, gratter les galeux ; manger des grenades en été ; boire du vin une fois tous les deux mois ; coucher avec les femmes insensées et les garçons imberbes; me promener sans pantalon parmi des gens qui n’ont point de pudeur ; chercher querelle aux gens maussades ; ne point trouver de résistance auprès de ceux que j’aime ; me frotter aux sots; fréquenter comme des frères les gens fidèles et ne point chercher la compagnie des âmes viles. »

 

En 2002, il propose en guise de calligraphies des « blocs » d’écriture qui constituent des figures, géométriques en général, aux titres énigmatiques : du temps terrestre au temps pur, ou bien de l’état d’aboutissement à l’état d’arrivée. Les lettres, en elles-mêmes, ne dessinent pas de figures. Ce sera l’année suivante, en 2003, que les choses évolueront avec, par exemple, ce j’écris donc j’existe, qui nous permet de découvrir plusieurs utilisations de l’écriture en tant que graphie. D’une part un texte calligraphié dans les règles, à savoir en lignes horizontales superposées, écrites de droite à gauche, et d’autre part deux disques liés l’un à l’autre et semblables à des roues crantées, comportant un texte constitué de lignes d’écriture concentriques (et non spiralé) et d’une ultime ligne, figurant les crans des deux roues et constitués de lettres dont on a épaissi le trait et exagéré les aspérités.Le texte, de al-Tawhidi, évoque son amitié avec son contemporain, le philosophe persan Abou Soleyman al-Mantiqi et s’interroge sur ce qui peut, finalement, différencier le savoir de l’ignorance.Quant au titre, il est de l’artiste et il évoque le fameux « Je pense donc je suis » de Descartes, affirmation que l’artiste associe au « doute », mis en lumière par al-Ghazali, les deux philosophes étant convoqués, ensemble, au service de la geste première de Yazid Kheloufi : le geste calligraphique. 

 

D’autres œuvres de Yazid Kheloufi réalisées au cours de la dernière décennie, mettent en jeu des écritures. Avec des variations sur le format des lettres, la couleur, et toujours en utilisant des textes de al-Tawhidi comme ses trois al-tajalliyât (signifiant « théophanie » en arabe) et traitant de la spiritualité soufie en islam.

 

Dans l’œuvre intitulée Dialogue, le texte est écrit avec différents caractères, la forme rejoignant ainsi le fond puisqu’il s’agit d’un dialogue entre lettrés, philosophes et papetiers se déroulant dans le souk des copistes à Bagdad. La phrase qui, à l’oreille de Yazid Kheloufi, était la plus importante de cette discussion est la suivante : on demande à l’un des interlocuteurs : « C’est quoi l’intégrité ? » et celui-ci répond : « C’est lorsque une chose est juste à la limite entre l’excès et la négligence ». Et, afin de rendre plus « vivant » le dialogue, il a désordonné les phrases, les mots, mêlé les sujets, du plus profond au plus anodin comme avec cette question sur le « sexe » des pantalons…

 

L’œuvre intitulée « Mihrâb » concerne l’image et sa relation avec le monde des choses. Et al-Tawhidi évoque dans cet extrait la relation qui existe entre les connaissances proprement humaines et la méditation née de la Révélation. Le mihrab désigne la niche devant laquelle se déroule la prière musulmane et qui n’est pas sans rappeler la niche devant laquelle, avant Vatican II, dans les églises, se déroulait la prière catholique avant que le prêtre ne lui tourne le dos. Dans la création de Yazid Kheloufi, on remarque que, suivant en cela une tradition très ancienne, l’écriture se déploie aussi bien à l’horizontal, de droite à gauche, comme il est normal que cela soit pour l’arabe, que de bas en haut, ainsi qu’inversée (dans le sens où il faut retourner l’œuvre pour pouvoir en lire le texte). Il n’est pas rare, en effet, de voir dans les manuscrits anciens des textes qui, ainsi, présentent des lignes d’écriture ne respectant pas la direction ordinaire. L’écriture arabe est une écriture nomade, à savoir une écriture qui se joue de l’espace, qui peut aussi bien, comme ici, partir dans tous les sens que présenter des lettres plus ou moins « déformées », sans que le sens ne se perde. Ainsi les quelques mots qui filent vers le ciel et qui signifient : « l’univers s’égale-t-il ? »

 

Il nous faut également nous intéresser aux deux têtes de chapitre de l’œuvre d’al-Tawhidi qu’il a reprises. Elles sont intitulées : la septième nuit et la huitième nuit.En effet,De l’octroi de la jouissance et de l’exercice de la convivialité est un ouvrage constitué de 37 « nuits », chacune constituant un chapitre. Là encore l’écriture de Yazid Kheloufi s’échappe en tous sens et, comme indiqué précédemment, se joue de la régularité. Au cœur de chacun de ces textes, un groupe de lettres que nous pourrions qualifier, par commodité, de « majuscules » (alors que ces dernières n’existent pas en arabe), choisies pour leur beauté plastique et sans aucune relation linguistique les unes avec les autres se détachent, plus grandes, plus grasses, comme des flammes noires surgies du texte en arrière-plan.

 

Une autre œuvre, intitulée Imaginaire, et que l’artiste a sous-titrée avec une citation du penseur arabe al-Buni contemporain d’al-Tawhidi : « Ne croyez pas que vous percevrez le mystère des lettres par la logique. Vous n’y arriverez que par la Vision et la faveur divine ! » représente un  profil humain. Le plus remarquable est que la ligne le constituant est formée par la juxtaposition de deux types d’écriture, l’une des deux, celle servant de « fond » à la silhouette, étant, deplus, inversée. Dans ce texte, al-Tawhidi évoque les spéculations de deux philosophes grecs à propos de la guérison que l’on peut obtenir par le mental, ou de la puissance des illusions qui voilent une réalité que nous ne connaîtrons jamais. Quant au profil, il veut symboliser, pour Yazid Kheloufi, la lutte incessante de l’homme entre lui-même et le double qui l’habite, un double inversé (comme l’écriture), la lutte incessante entre le moi et le non-moi, la matière et l’anti-matière. Et de cette confrontation, naît une ligne claire, visible, concrète…

 

Ce type de silhouette, nous allons le retrouver dans une œuvre très récente, un triptyque qui, lui, n’a rien de mystique ni de philosophique. Il s’agit de l’hommage rendu par l’artiste à deux jeunes martyrs devenus a posteriori les « déclencheurs » du « Printemps arabe », l’Egyptien Khaled Saïd qui succomba aux coups de la police d’Alexandrie en juin 2010 et le Tunisien Mohammed Bouazizi, beaucoup plus connu en Occident, et qui s’était immolé par le feu en janvier 2011 lorsqu’on lui interdit, une fois de trop, de vendre ses légumes à la sauvette dans les rues de sa petite ville, faute d’autorisation.

Ce triptyque s’intitule Tahrir Square du nom de la désormais célèbre place du Caire où s’est déroulée la majeure partie des manifestations en Egypte qui ont conduit, avec l’accord sinon le soutien de l’armée, au départ d’Hosni Moubarak en février 2011. Les textes que nous voyons sur ces trois panneaux sont en fait constitués des slogans qui ont été crié, hurlé par les manifestants sur ladite place comme « le peuple veut changer le système ! », « le sang des martyrs ne coulera pas pour rien ! », « on exige un gouvernement démocratique, pas de gouvernement dirigé par les militaires ! « c'est toi qui dégage, Moubarak,moi je reste ! », etc. Le panneau de droite, lui, est principalement constitué d’un profil composé de lettres de l’alphabet arabe dont les deux premières sont le « alif » et le « bâ » (issues d’alphabets plus anciens et qui donneront les «  alpha » et « bêta » de l’alphabet grec), ce « alif » et ce bâ » formant, unis, une croix et un croissant représentant symboliquement les deux principales composantes culturelles de l’Egypte d'aujourd’hui.

 

L’écriture est une source inépuisable de créations, que celle-ci soit envisagée comme transmission de sens ou bien transmission de formes ou bien encore, comme dans les œuvres de Yazid Kheloufi, héritier de milliers et de milliers d’ « écriveurs » depuis l’aube des civilisations, de « matérialisation » de réflexions, de pensées, d’histoires vécues ou rêvées, de mise en beauté de la beauté de l’esprit, l’une comme l’autre se nourrissant mutuellement. Les écritures de Yazid Kheloufi semblent abstraites (comme le sont les écritures aujourd’hui, même la chinoise), à savoir « illisibles » pour celui qui n’en connaît pas les clefs, mais en fait, bien concrètes, représentant des parts du monde, donnant forme matérielle aux hommes qui le peuplent et à ses paroles. Des « voix » de l’homme sur la terre, voilà ce que sont les œuvres de Yazid Kheloufi.

Et c’est bien pour cela qu’elles sont tracées dans l’argile, de cette poussière dont nous sommes faits.