Text  I Textes

من المبنى الى المعنى 

المتحف العمومي الوطني للفن الحديث و المعاصر ن الجزائر

From the Construction to the Meaning 

Musée public d'art Moderne et Contemporain, Alger

 

Yazid Kheloufi,

le Calligraphe algérien du Vide, le Poète arabe de l’Argile mystique

par Mohammed Taleb

Philosophe

https://issuu.com/yazid.kheloufi/docs/from_the_construction_to_the_meaning

 

 

 

              Les conteurs du monde entier connaissent cette histoire, ou l’une de ses variantes. Dans une ville, il avait été demandé à un artiste de réaliser une sculpture à partir d’un énorme bloc de pierre. L’artiste se mit à l’ouvrage, et au bout d’un certain temps, un chef-d’œuvre fit son apparition : un fier cavalier sur son cheval ! Un enfant qui regardait le personnage issu du minéral demanda à l’artiste : « Monsieur, comment saviez-vous que le cheval était à l'intérieur de la pierre ? »

 

 Devant le chef-d’œuvre de l’artiste algérien Yazid Kheloufi - « من المبنى  الى المعنى », « from the construction to the meaning »-, c’est la même question qui surgit : comment savait-il que des lettres arabes étaient enfouies, encloses dans la pierre d’argile ? Et une autre question qui lui est liée : comment a-t-il fait sortir ces « lettres » ?

 

Mon ressenti émotionnel et ma réflexion intellectuelle, face à cette œuvre, ne relève pas de la critique artistique, qui est une discipline à part entière, et que je ne maîtrise pas. En revanche, je suis en droit comme spectateur de l’œuvre, comme « regardant », de dire ce qui émerge en moi comme sentiments, images et pensées. Il va de soi que la lecture philosophique, poétique et spirituelle que je propose n’est pas absolue. Elle naît de mes expériences personnelles et de ma vision du monde.

 

D’abord, comme philosophe, je ne peux pas ne pas penser à une leçon du Grec Aristote, qui fut un pôle de lumière dans les Ages antiques. Cette leçon grecque, qui sera reprise par la philosophie arabo-musulmane du Moyen-Age, est celle de l’Acte et de Puissance. Ces deux concepts sont à mes yeux essentiels pour comprendre le travail de Yazid Kheloufi. L’idée centrale est de dire que la réalité, l’existence, possède deux niveaux de réalité : la Puissance et l’Acte. Au niveau de la Puissance, les choses existent bien, mais elles sont invisibles, latentes, virtuelles. C’est le niveau des potentialités, des virtualités. Elles sont là, mais sur un mode « non manifesté ». L’Acte, maintenant, est le niveau de la Manifestation, de la réalisation concrète, de l’expression. Nous sommes dans le Faire. Actualiser, c’est faire sortir une idée, une vision, une intention qui était cachée, qui se dérobait au regard. Par analogie, c’est comme si un artiste d’une école de calligraphie de Baghdad ou de Sanaa ou de Tlemcen disait que, dans son encrier, il y avait en puissance tous les livres du monde. Ce qui est vrai. Le fait d’écrire, de calligraphier, c’est justement le passage de ce qui est potentiel une forme déterminée. Nous passons de la Puissance à l’Acte, par le geste créateur.

 

De même que dans notre conte de départ, l’artiste fait apparaître un cavalier et son cheval, de même que le calligraphe fait surgir de l’encrier une magnifique calligraphie du Coran ou d’un poème d’Al-Mutanabbi, de même Yazid Kheloufi nous propose en quelque sorte d’assister à la naissance de l’écriture arabe à partir d’un bloc de bois qui disparaît sous de l’argile.

 

Il est tout de même révélateur que ce soit à partir du Minéral que notre artiste, en digne descendant des scribes babyloniens de l’Antiquité, nous donne à contempler le haut niveau de la culture : les lettres, qui sont les briques de base de nos littératures, les atomes qui constituent la matière de nos bâtisses et monuments. Symboliquement, le Minéral est l’archaïque, le plus lointain, le premier, le socle de l’aventure du vivant. Le Coran est clair à ce sujet. C’est à partir de « terre » (« turâb », 3/59), d'une « boue collante » (« Tîn lâzib », 37/11), qu’Allah a crée l’humain !

 

Je suis assez sensible à la minéralité des œuvres de Yazid Kheloufi. La matière, sous ses mains, devient vivante, car porteuse de sens. Et dans le cas précis de cette œuvre, nous sommes sidérés par l’immense de la surface vide. Là encore, ce vide possède une signification métaphysique. C’est le vide en tant que « vacuité » (comme dans les sagesses philosophiques de la Chine). Ce vide est un espace « vacant » (« vacuité » et « vacance » viennent de la même racine latine). C’est un espace vide, autrement dit libre, et porteur de toutes les potentialités.

 

Ici, ce sont donc des lettres qui surgissent du minéral, du vide. Et je dis bien lettres et non pas mots. Il serait vain d’essayer de comprendre rationnellement, d’essayer de déchiffrer cette succession de Hā (ه ), Mīm (م ), Alif (ا), Fā (ف ), Ḥā (ح), Sād (ص)… Chaque lettre tient ici son rang, seule. Il manifeste que Yazid Kheloufi s’inspire des fameuses lettres isolées qui figurent au début quelques sourates du Coran arabe. Les théologiens, les mystiques, les visionnaires, les poètes ont essayé durant près de 1400 ans de percer le mystère de ces lettres. Mais on ne perce pas si facilement les mystères ineffables. Comme le dit Yazid Kheloufi, « chaque lettre arabe a son identité parfaite », et cela est vrai.

 

Finalement, cette œuvre nous demande non pas de comprendre avec la raison, mais de sentir l’énergie divine qui circule dans le tracé, dans la forme, dans la graphie des lettres. Dans l’Alif, l’énergie divine qui circule est directe, verticale, axiale. Dans les autres lettres, cette énergie s’exprime à travers des boucles, des cercles, des rondeurs, des chemins sinueux. Mystère et Magie de la langue arabe, et son écriture.

 

Cette œuvre nous demande aussi d’écouter les sonorités propres à chaque lettre à l’identité parfaite, des sonorités qui viennent du fond de la gorge, ou de la rencontre entre les dents et les lèvres.

 

Mais en vérité, ces formes dessinées, sculptées, ces sonorités entendues, prononcées, elles nous viennent du plus profond du Monde, du mystère de l’existence. Les philosophes arabes et les mystiques soufis avaient une formule pour désigner cette réalité subtile : l’Âme universelle, Nafs El-Kulliya (نفس الكلية). Yazid Kheloufi permet, à ceux qui ont le cœur pur, de pénétrer ce Monde du Sens, de l’Imagination créatrice, de la Vacuité et de la Paix de l’âme.

 

 

 

Mohammed Taleb

philosophie algérien, écrivain et enseignant

 

من مبنى  الى المعنى

From the Construction to the Meaning 

2,98 m x 152 cm  x 5 cm

© Yazidkheloufi, 2019

 


Yazid Kheloufi ou la Conscience argileuse d’un Spirituel arabe d’Algérie                                                                                                                                                   par Mohammed Taleb

Philosophe   

http://algeriearabite.canalblog.com

https://issuu.com/yazid.kheloufi/docs/ahbar_al_roh       

 

 

                                                                                                                                                                                                                                   

                Chaque civilisation a sa langue. Et la langue arabe est l'architecture vivante de l'âme des peuples du Machreq et du Maghreb. Et parmi ces peuples arabes, il y a l'Algérie. Et en Algérie, il y a Tlemcen. C'est à une poignée de kilomètres de cette cité prestigieuse, à l'âme arabo-andalouse, que Yazid Kheloufi est né, dans la petite ville de  Hamam Boughrara, en 1963. Il est devenu au fil du temps un nom qui compte dans la communauté artistique algérienne d'orientation arabo-musulmane. Calligraphe, sculpteur, il imprime à la matière, l'argile notamment, les symboles, les lignes d'une écriture sainte, l'écriture arabe.

 

Hamam Boughrara n'est pas seulement connu pour ses eaux sulfatées et bicarbonatées, qui émergent à une température  de 45 degrés. Elle est aussi inscrite dans un espace historique essentiel pour l'Algérie, entre Tlemcen, Maghnia, jusqu'à Mascara plus à l'Ouest. Cet espace est celui de l’Émir 'Abd el-Qader, héros de la résistance nationale du peuple algérien contre le colonisateur. Plus tard, d'autres révolutionnaires naîtront de cette région oranaise, comme Messali Hadj ou le premier président de la République, Ahmed Ben Bella. La Stèle des Martyrs de Hamam Boughrara atteste aussi de sa contribution à la lutte de libération nationale enclenchée le premier novembre 1954.

 

C’est dans ce climat profondément arabo-musulman que Yazid Kheloufi se constitue une identité. La mosquée Bilal Ben Rabah sera d’ailleurs son premier lieu d’éducation. Il y reçoit un double apprentissage : la science de l’écriture (el-Khat, la calligraphie) et la science spirituelle (le tasawuf, le soufisme). Écrire les versets du Coran est l’acte primordial de son parcours artistique. Mais, celui-ci est aussi initiatique, car cette écriture n’est pas neutre ! La langue, et donc la langue arabe - et toute langue d’ailleurs -, ne saurait être réduite à un simple outil de communication, un médium indifférent au sens. Au contraire, la langue est un organisme vivant, une structure de l’imaginaire des peuples, un axe de l’âme collective. Et, dans le contexte arabe et islamique, la leçon est simple : il émane de chaque lettre de l'alphabet arabe une force d'âme, de feu et de vie. Les fondements du monde tremblent devant l'Alif. Et cette écriture porte une langue, et cette langue porte une identité : sans compromis, l'arabité est le reflet du Ciel sur la Terre, corps vivant dont l'islam est l'âme.

 

La conception arabe traditionnelle du temps (zaman) diffère de celle de l’Occident. Le temps occidental est linéaire, soumit à ce que les astrophysiciens nomment la « flèche du temps ». Ce temps-là est composé de trois moments : le passé, le présent et le futur. Dans la conception arabe traditionnelle, il n'y a que l'Accompli (الماضي ) et l'Inaccompli (المضارع). On pressent avec ces mots, la dimension dynamique du temps. Le temps est l'espace de l'action, de l'accomplissement. Accomplir sa mission, Accomplir sa vie, c'est être. D’ailleurs, la structure de la phrase arabe, en commençant par le verbe, confirme cette dimension dynamique.

 

Mais, l'Action, l'Accomplissement d'une œuvre, ne peuvent se réaliser sur fond d'amnésie. Pas de création artistique, poétique, pas de révolution, de transformation, de métamorphose, aussi bien au niveau personnel que collectif, sans mémoire et sans  conscience des héritages. Yazid Kheloufi a bien conscience de cette tension créatrice. Ici, la temporalité n’est pas scandée par le rythme Passé-Présent-Futur, mais par le rythme Mémoire vivante-Présence-Imagination active. Nous comprenons mieux pourquoi notre artiste-plasticien algérien voyage dans le temps et dans l’espace, en quête des origines, en quête de sens, en quête d’éveil. Ses maîtres  viennent d’Iraq, de Syrie, d’Algérie. Ils viennent de tous les siècles. Les noms sonnent comme des drapeaux de la foi, de l’art, de l’intelligence du cœur : Abu el-’Abbas el-Sebti, Ahmad Ibn ‘Ali Ibn Yusuf el-Buni, Abu Hayyan el-Tawhidi, Shihab ad-Din Sohrawardi, l’Emir ‘Abd el-Qader, Malek Bennabi….

 

Yazid Kheloufi a trouvé son inspiration dans une intense méditation du Coran, et auprès de grands maîtres spirituels, de grands intellectuels. La calligraphie devient le lieu d’une alchimie entre le souffle de la foi, l’énergie de la pensée et la créativité artistique. L’une des clés qui nous permettraient d’entrer en ce lieu si particulier, façonné par l’art et le sens, est cette vieille science traditionnelle, la « Science des lettres » (’ilm el-huruf), science à la fois esthétique et spirituelle. Le geste calligraphique de notre artiste devient geste ésotérique. En traçant les lettres, les mots, les phrases, Yazid Kheloufi suit les lignes de force d’une énergie divine. Prenons un  exemple : la lettre « N », le « Noun », est le symbole de la Coupe, en tant que réceptacle, et le point diacritique posé au-dessus symbolise la Connaissance absolue. Dans le Coran, le monde advient à l'existence par la parole divine, et le kaf et le Noun ordonnent la Création (ces deux lettres formant l'impératif de la Création (Koun). Un autre sens est que dans sa forme, le Noun est un croissant de lune, et cela renvoie à la profondeur arabo-sémitique, de la Nuit, du Désert, de l'Arabité bédouine, un univers dans lequel la Lune est le Guide du Croyant comme du Voyageur. Terminons par une autre perspective avec ce passage coranique : « Noun. Par la plume [el-Qalam] et ce qu’ils écrivent ! » (68:1). De nombreux commentaires évoquent l’idée que la forme de la lettre « Noun » en arabe ressemble à un encrier contenant l’encre à partir de laquelle les archétypes de l’ensemble des êtres furent écrits sur la « Table bien gardée » (lawh-e Mahfouz) au Ciel, avant même leur création terrestre. Comme Yazid Kheloufi le dit lui-même, « l’alphabet arabe possède une dimension cosmogonique ».

 

Au début des années 2000, on assiste dans l’œuvre de notre artiste inspiré une nette évolution. Un cap est franchi, c’est celui d’une spiritualité éthérée, abstraite, à une spiritualité dense, concrète, charnelle. Ce n’est pas seulement la vue qui est sollicitée, comme pour une peinture classique, c’est le sens du toucher. L’art sacré se fait tactile. À partir de ce moment, le travail de Yazid Kheloufi se rapproche de celui du tailleur de pierre, de l’architecte. En effet, l’argile est devenue le support de ses œuvres…

Ecoutons-le : « L’argile a pris pour moi le sens du Voyage, «rihlat », un long voyage, un voyage un peu particulier, un voyage vers mon monde intérieur.  Dans ce voyage, sont revenus les souvenirs de mes premiers cours d’alphabet ! Dans notre région, avant d’y aller à l’école publique, nous avions un passage obligé par les écoles coraniques… Les cheikhs, avant de nous initier au monde de l’alphabet et de l’écriture, nous apprenaient comment préparer le « support » sur lequel nous écrirons  nos lettres : planches en bois, argile travaillée, taille des plumes à partir des roseaux, nos calames… Les apprentissages se faisaient rituels… ! C’est comme cela que j’ai opté pour l’argile, cette belle matière qui me sert de médium et support, et qui répond parfaitement à ma recherche picturale, cette recherche qui s’appuie sur une nouvelle vision esthétique qui passe entre deux yeux : l’œil du corps à l’œil du cœur ! De l’exotérisme à l’ésotérisme... »

Ainsi, pétrir l’argile, le malaxer, l’étaler sur la planche de bois, gestes d’enfant… Gestes mystiques, Art écologique. Ce sont d’autres mots que Yazid Kheloufi nous offre… Nous le remercions.

 

En regardant les œuvres de Yazid Kheloufi, moi-même, je me sens emporté dans une spirale du temps qui me conduit aux sources de l’arabité, de la mémoire arabo-musulmane. L’argile fut la matière première des tablettes des littératures akkadiennes, babyloniennes, assyriennes… Notre artiste algérien se situe clairement dans la lignée de scribes de Babylone, d’Assur, de Ebla, de Mari, d’Ougarit, de Ninive… Yazid Kheloufi est un éclat mésopotamien au cœur de l’Algérie.  Du cunéiforme aux lettres arabes… Avec lui, la conscience devient argileuse, en même temps qu’elle s’éveille au Ciel.

 

 

Mohammed Taleb,

Philosophe algérien

Lausanne en janvier, le seizième jour, An 2019